Yevgeniy VOLKOV

RUSSIE

Yevgeniy VOLKOV

– Professeur à l’Université de Nizhniy Novgorod n.a. N. I. Lobachevskiy, Russie
– Intervenant auprès de l’organisation publique « Société de protection de la famille et de l’Individu » (F.P.P.S.), Ukraine

La pensée saine comme moyen de prévention et de thérapie
de la pensée pathologique au sein des sectes destructrices

Je commencerai par un court avant-propos pour expliquer le choix de mon sujet. Au cours de mes années de recherche et de pratique du counselling sur les problèmes des cultes destructeurs, j’ai souvent pu observer, et c’est toujours le cas aujourd’hui, un grand nombre de conséquences négatives et variées sur la santé physique et mentale de leurs membres. Bien sûr, je ne suis ni médecin ni psychiatre cependant, mes longues années de travail scientifique et d’expérience en tant que psychologue conseiller m’ont permis de remarquer l’existence d’un dénominateur commun à tous les cas observés. Il s’agit de l’absence complète d’aptitude à la pensée saine, dont je vais parler dans cet exposé.

Je précise ici que les concepts « santé » et « sain » que j’utiliserai ne doivent pas s’entendre dans leur sens commun, mais strictement selon les définitions professionnelles de la santé. Je me réfère particulièrement à la définition donnée par l’Organisation Mondiale de la Santé :

« La santé est un état de bien être total physique, social et mental de la personne. 
Ce n’est pas la simple absence de maladie ou d’infirmité « .

Ainsi, la pensée saine dans mon rapport fait référence aux aptitudes à la pensée pratique qui permettent non seulement d’éviter la « maladie ou l’infirmité », mais qui procurent également « un état de bien-être physique, mental et social de la personne ». A cet égard, la pensée saine est l’un des aspects les plus importants de la santé. Le concept de « pensée saine » a acquis une portée scientifique pratique par le biais de la psychologie sociale cognitive, qui constitue la base de mes travaux de recherche. Les concepts et aptitudes liés à la pensée critique sont les éléments fondamentaux de la pensée saine, comme je l’expliquerai plus en détails.

Il arrive parfois que des observations pertinentes vaillent mieux que des dizaines d’ouvrages.

Un de mes aphorismes préférés propose la définition suivante d’un fou :

« Un fou est un individu qui recommence les choses plusieurs milliers de fois,
chacune de la même manière, en escomptant à chaque fois un résultat différent ».

Cet aphorisme m’a semblé pertinent pour cet exposé, à la fois comme exemple de pensée saine (critique) et comme comme élément de ma motivation personnelle à l’égard des modifications à apporter au traitement et à la résolution des problèmes envisagés en vue d’obtenir des résultats meilleurs et plus fiables.

J’ai pris le parti d’adopter une approche interdisciplinaire et par conséquent de partir du postulat que la majorité des vérités significatives ne sont pas de la compétence de sciences distinctes, mais bien de celles de différentes disciplines.

Avant de chercher à introduire une quelconque innovation (qui nécessiterait une relation critique avec le soi et une compréhension claire des rapports entre la connaissance et les capacités individuelles) il faut envisager que, strictement parlant, une entreprise efficace consisterait à rechercher au préalable s’il existe déjà une théorie plus ou moins adaptée et des données expérimentales dans les différentes branches de la connaissance

C’est à partir de cette perspective que j’attire votre attention sur plusieurs conclusions relatives au rôle de la pensée saine dans la lutte contre la manipulation destructive, et qui constitue, aujourd’hui je pense, la condition sine qua non essentielle et la plus pratique.

Je ne prétends pas avoir réalisé une découverte, ni proposer une révélation. Au contraire, je pense qu’une pré structuration des connaissances existantes, leur synthèse et la recherche de points d’application d’efforts plus efficaces permettent souvent d’obtenir des résultats beaucoup plus probants.

Les universitaires Lee Ross et Richard E. Nisbett écrivent dans leur ouvrage «The Person and the Situation»  que la psychologie sociale remet en question le droit à la philosophie d’enseigner aux individus que, en fait, ils ne comprennent pas la manière dont est agencé le monde dans lequel ils vivent (Ross, L et Nisbett, R.E., The Person and the Situation). Cette branche de la psychologie a formulé des postulats primordiaux sur la prise de conscience de cette ignorance profondément enracinée et d’une compréhension réellement basique de l’individu, ainsi que sur les véritables caractéristiques des interactions avec autrui et la réalité.

La nouvelle compréhension présuppose les trois grands principes suivants : le principe de situationnisme, l’interprétation objective et le principe d’interprétation.

Le premier principe implique que le comportement et la pensée d’un individu dépendent dans une très large mesure de certaines caractéristiques de la situation dans laquelle il se trouve. Il est important d’ajouter à ce principe, la notion de « facteurs annexes », c’est-à-dire les éléments d’une situation qui semblent mineurs, et qui cependant, s’ils sont présents, améliorent considérablement la réalisation de certains objectifs ; s’ils sont absents, l’inverse est également vrai.

Le second principe explique le haut degré de subjectivité et la pure imagination d’un individu dans sa perception de la réalité. Ce principe conduit à l’élaboration de mesures adéquates permettant d’apporter l’enseignement indispensable à l’obtention de la meilleure orientation possible de l’individu dans le monde.

Le troisième principe est l’idée fondamentale développée depuis plusieurs décennies qui consiste à voir l’esprit individuel et collectif comme un intense système dynamique dont la stabilité est la conséquence d’une somme de vecteurs zéro, dans lequel les vecteurs sont des impacts et des processus d’argumentation continus. Une telle idée est le résultat interdisciplinaire sur les théories des systèmes, chaos et catastrophes, c’est-à-dire les théories de toute formation dynamique complexe. Une conséquence essentielle du concept est l’orientation vers une recherche des « facteurs annexes » et des points critiques d’application de l’effort (dans lesquels des efforts relativement faibles dans des directions apparemment mineures peuvent provoquer des résultats notables, voire même complets) au lieu d’une approche directe de la résolution du problème.

Concernant le problème envisagé, le premier principe nécessite la clarification des éléments d’une situation qui provoquent chez un individu une interprétation illusoire et pathologique de la réalité ou des éléments absents et sans lesquels il est impossible de passer à une interprétation plus saine et réaliste. En d’autres mots, il est nécessaire de révéler les facteurs situationnels qui contribuent au succès des cultes destructeurs.

Le second principe implique qu’une personne doit savoir qu’elle a tendance à interpréter les choses en les déformant et à se mentir à elle-même. Elle doit également disposer de connaissances et d’aptitudes relatives à l’interprétation adéquate (critique, saine) de la réalité. Si l’interprétation est ainsi améliorée, elle peut devenir saine et se défendre réellement contre la manipulation exercée par les sectes et groupes apparentés.

Le troisième principe nous permet de concentrer notre intérêt et nos efforts sur certains points, pour ainsi dire des raccourcis, c’est-à-dire sur des aspects de l’esprit humain et d’une situation sociale dont la modification permettrait d’obtenir un maximum de résultats avec un minimum d’efforts. Dans ce cas, je pense qu’il serait bon d’ajouter au système des connaissances et aptitudes dont dispose l’individu un composant qui le rendrait bien plus résistant à l’influence des cultes tout en introduisant dans la situation sociale un élément qui permettrait de diminuer l’influence des cultes destructeurs.

Toute influence sociale, du point de vue de la psychologie sociale moderne, est composée des deux considérations suivantes : les actions de l’agent d’influence (par exemple, le leader d’une secte, un gourou ou l’ensemble d’un groupe) et la perception, l’interprétation et quelques autres processus mentaux par la cible d’influence (personne recrutée dans un culte, ou membre d’un culte). Il faut parler de ce qui se passe chez une victime de manipulation psychologique, de ce qui est provoqué, arrangé et encouragé dans le cadre de l’environnement manipulatoire (situation sectaire) plutôt que de s’attacher à la secte et à l’influence directe de son leader sur la victime. Une telle approche est la porte ouverte à des propos du genre « Je n’ai rien à me reprocher, c’est lui/elle qui a tout fait » de la part des leaders et adeptes de la secte, alors que les victimes ne peuvent pas se rendre compte, ni évaluer les manipulations utilisant les imperfections de leur pensée ainsi que leurs espoirs, souhaits et illusions. On peut considérer que la principale explication du parasitage de l’homme par les sectes est que celui ci a besoin d’un système d’orientation clair et défini qui lui permettrait de se réaliser.

En relation avec cette idée, l’efficacité de l’influence d’une secte destructrice s’explique non seulement par son organisation et son intensité mais aussi par la présence de certains points faibles de la cible d’influence, c’est -à- dire un facteur typique de déséquilibre.

Comme nous le savons tous aujourd’hui, l’influence des sectes n’est pas une chose inhabituelle ou exotique.

C’est un ensemble de processus d’influence sociale courants arrangés d’une manière spécifique, amplifiés et orientés vers une cible. Le facteur d’instabilité d’un individu face à une telle influence n’est pas non plus une chose étrange : il s’agit d’une caractéristique typique de l’être humain.

La psychologie sociale a contribué à l’explication de ce tendon d’Achille de l’homme. Il s’agit de la dépendance fondamentale d’une personnalité aux individus qui l’entourent, relative à la perception et à l’interprétation du monde, qui est submergée par des imperfections cognitives (vulnérabilité cognitive).

Le développement de l’activité en question et de ses agents n’a pu devenir possible en partie qu’en raison du niveau de pensée saine extrêmement bas, typique de la majorité de la population, même dans les pays ayant les niveaux d’éducation et de développement scientifique les plus élevés ; c’est surtout ce point qu’il faut noter, plus que la « force irrésistible » des techniques psychologiques de manipulation. Je pense qu’il ne s’agit pas de la seule raison pour laquelle les cultes destructeurs prolifèrent, ni du seul problème mis en évidence par leurs activités, même si ce facteur est important.

Certains schémas et mécanismes sont caractérisés comme « éléments clés ». Ils peuvent avoir l’air ordinaires mais leur analyse précise permet d’apporter une solution bien plus efficace à des problèmes plus larges et plus généraux. Une telle compréhension correspond bien au concept psychologique de « facteurs annexes », c’est-à-dire des facteurs apparemment sans importance qui constituent cependant des influences facilitatrices ou des barrières dissuasives d’importance critique. Je pense que les aptitudes à la pensée critique saine constituent précisément l' »élément clé » ou le « facteur annexe ».

Beaucoup parmi ceux qui tentent sérieusement de résoudre le problème des cultes destructeurs sont convaincus de l’importance de la formation ou de la restauration de la pensée critique chez les victimes réelles ou potentielles de manipulation.

On mentionne souvent à cet égard la vulnérabilité socio psychologique de l’individu. Je pense qu’il est important de souligner tout d’abord l’interconnexion des aspects cognitifs et socio psychologiques de la vulnérabilité. Il est également important de déterminer leur nature et leur signification première afin de pouvoir prendre les contre-mesures nécessaires à l’égard des cultes destructeurs et toute autre forme de violence psychologique manipulatoire.

Je pense que la pensée critique est le principal « facteur annexe » permettant d’ébranler les positions des cultes destructeurs ainsi que toute tentative de violation manipulatoire sur l’esprit humain et les imperfections de la pensée.

Selon moi, les principales caractéristiques des aptitudes à la pensée saine (critique) peuvent être divisés en deux groupes de manière conditionnelle :

  • Les principes philosophiques et méthodologiques de base qui comprennent les postulats interdisciplinaires et les postulats fondamentaux de la psychologie scientifique ; et
  • Les principes et techniques instrumentales.

En tentant de définir les principes idéologiques communs de la pensée saine on peut penser à :

  • La reconnaissance et l’acceptation de l’imperfection cognitive fondamentale de tout être humain;
  • La reconnaissance de la propension de chaque individu à se mentir à lui-même et à rêver, déterminée par le fait que la relation avec la réalité est par nature indirecte;
  • La reconnaissance du fait qu’une telle imperfection peut être corrigée (compensée) de manière significative en recourant à certaines techniques de communication et par la confrontation de soi avec la réalité elle-même.
  • La reconnaissance du fait qu’il existe des questions sans réponse (humaine) et des phénomènes de perception (humaine), c’est-à-dire des phénomènes inconnus, indéfinis, étranges.
  • Le rejet du désir ultime de donner des réponses à toutes les questions et de donner un sens à tout sous forme de révélations et de phantasmes injustifiés, en les posant comme vérités ;
  • La reconnaissance de l’incertitude (absence de foi, absence de connaissance) comme norme de l’existence humaine ;
  • La reconnaissance que le simple fait d’exister en tant qu’être humain dans un monde réel tangible est bien plus que suffisante pour mener une vie extrêmement riche et raisonnable sans avoir à recourir au surnaturel.
  • La compréhension du fait que l’individu en tant que tel ne dispose que d’une seule vie, avant et après, seule l’humanité subsistera. cette vie est réelle et unique. La reconnaissance de la foi comme l’une des composantes indispensables de l’esprit humain et de la vie dans le cadre rationnel de la pensée. Cependant, cette reconnaissance ne doit pas constituer un motif de refus de la pensée critique ou de ses résultats.

Il est plus facile de faire apparaître les caractéristiques instrumentales de la pensée saine en les comparant avec celles de la pensée ordinaire. Vous trouverez ci-dessous deux tableaux qui utilisent des formulations légèrement différentes :

Comparaison entre la pensée ordinaire et la pensée saine

Pensée saine

Pensée ordinaire

Estimation

Conjectures

Evaluation

Préférence

Classification

Regroupement

Postulat

Croyance

Conclusion logique

Conclusion

Compréhension des principes

Association de concepts

Hypothèses

Suppositions

Proposition d’opinions justifiées

Proposition d’opinions injustifiées

Jugements reposant sur des critères

Jugements sans critères

Tiré de Lipman, M. (1988). Critical thinking : what can it be? Educational Leadership. (46)1,38-43

Comparaison des perfections et imperfections de la pensée

PERFECTIONS

IMPERFECTIONS

Clarté

Contre

Manque de clarté

Précision

Contre

Imprécision

Spécificité

Contre

Flou

Exactitude

Contre

Inexactitude

Cohérence

Contre

Incohérence

Logicisme

Contre

Illogisme

Profondeur

Contre

Superficialité

Complétude

Contre

Incomplétude

Importance

Contre

Futilité

Impartialité

Contre

Préjugé

Adéquation (par rapport à l’objectif)

Contre

inadéquation

Tiré de Paul, R. W. (1990). Critical Thinking : what every person needs to survive in a rapidly changing world. Rohnert Park, CA : Center for Critical Thinking and Moral Critique, Sonoma State Univ.

Ces tableaux nous indiquent que la pathologie de la pensée induite par les cultes destructeurs se réduit à l’aggravation des aspects négatifs de la pensée ordinaire. L’impact cognitif négatif des sectes est, par essence, une violation criminelle de la pensée et l’utilisation criminelle de plusieurs éléments d’influence sociale.

Même si l’on entend souvent aujourd’hui que le rationalisme ne justifie pas tout et que l’âme et le coeur doivent également être pris en compte, la situation réelle est quelque peu différente. Il n’est pas rare que les sectes en appellent au coeur et non à la raison. Cette approche ne peut trouver son écho que devant une déficience significative de la capacité de raisonnement. La psychologie sociale a apporté de nombreuses preuves indiquant que dans la majorité des situations, l’individu est mené par des réflexes sociaux et émotionnels plutôt que par la réflexion. Dans un grand nombre de situations courantes, cette circonstance est relativement anodine, voire inévitable, alors qu’elle s’avère extrêmement dangereuse en cas d’agression par les cultes destructeurs.

L’exploitation par les sectes du besoin de certitude, d’absence d’ambiguïté, de repères, la recherche de distinguer le bien du mal, de reconnaître le mensonge est un des facteurs principaux du succès des sectes destructives. Seule la pensée critique permet à la civilisation moderne d’assouvir sa soif de certitude en recourant à des références claires tout en diminuant le danger de tomber dans des désillusions.

L’existence et le succès relatif des cultes destructeurs permettent de prendre conscience du fait que le monde n’est pas devenu « bien trop raisonnable » (ce sont les sectes qui prêchent avec ferveur  « la libération de l’esprit » et « l’écoute des sentiments et émotions »), mais qu’au contraire, il n’a pas du tout atteint le niveau de rationalité qui lui serait indispensable.

Ainsi, le problème de la pensée saine au niveau des problèmes sectaires doit être vu comme le problème de la déficience de ce composant ultime dans la culture moderne. La principale action des cultes destructeurs n’est pas de priver l’individu de sa pensée critique (bien que ce soit aussi le cas), mais plutôt de tirer profit de l’absence ou de la faiblesse de cette dernière. Il s’agit de la caractéristique principale de l’environnement dans lequel ils prolifèrent.

En m’inspirant des tableaux ci-dessous, j’ai essayé de comparer les principales capacités et faiblesses socio psychologiques allant dans le sens ou à l’encontre de la manipulation.

Comparaison des attributs « anti-manipulation » (aptitudes) et des attributs « pro manipulation » (handicaps) d’un individu

Attributs anti-manipulation
(aptitudes)

Attributs pro manipulation (vulnérable à la manipulation) (handicaps)

Propension à la réflexion

Réflexe de réflexion (automatisme social)

Autonomie personnelle

Conformisme

Adaptabilité constructive

Opportunisme par rapport à la situation

Capacité de cognition objective

Subjectivité de la perception de la réalité

Autocritique et caractère critique en général

Mensonge à soi-même et foi dans les illusions

Changement et développement

Stéréotype (automatisme)

Flexibilité et complexité

Besoin de certitudes non ambiguës

Indépendance (autodétermination)

Orientation vers l’autorité

Entrée en conflit constructive

Coordination avec le comportement de la majorité

Liberté

Dépendance

Les notions apparemment opposées présentées dans les trois tableaux précédents concernant la pensée et le comportement humain ne sont pas en fait mutuellement exclusives. Elles représentent différents aspects et différents degrés d’une seule et même chose : un individu en proie à des conflits dans des circonstances conflictuelles. Le bien et le mal absolus n’existent pas ; il n’y a que des combinaisons complexes de mérites et de manquements qui ont une signification positive ou négative réelle (et dans ce sens, absolue) pour une situation donnée. De même, il n’existe pas de bons ou de mauvais traits de la pensée et du comportement humain. Les manifestations de l’esprit humain sont le plus souvent imparfaites dans certaines circonstances et au niveau de certaines relations, tandis que dans d’autres, elles peuvent se révéler complètement adéquates et justifiées. Ces faiblesses peuvent être vues comme des passages obligatoires à l’apparition de qualités et traits de caractères supérieurs.

Une telle vision intégrale et aux perspectives multiples, qui intègre une contradiction complexe et des interrelations hétérogènes d’un individu réel dans un monde réel, constitue également un aspect important de la pensée saine. C’est cette dichotomie artificielle et absolue du bien et du mal, d’un  » moi bon  » et d’un  » mauvais moi « , ignorant des faits et de la logique, qui a permis à Joel Kramer et Diana Alstad de mettre en évidence les racines de l’autoritarisme et du « gourouisme». (Ce sont les auteurs de The Guru Papers: Masks of Authoritarian Power (Kramer, Joel and Alstad, Diana (1993). The Guru Papers: Masks of Authoritarian Power. North Atlantic Books/Frog Ltd., Berkeley, CA, 1993).

Je suis tout à fait d’accord avec la plupart de leurs hypothèses.

Il faut maintenant analyser la formation de la conscience de soi et de la pensée saine dans un milieu aussi décisif que celui de l’éducation. Dix ans de recherches et d’aide active aux victimes des cultes destructeurs (sectes, psycho sectes, psycho cultes) ainsi que l’examen des processus de persuasion (propagande) et des différents types de manipulation de l’esprit m’ont convaincu que l’éducation et la culture (au moins en Russie et dans la C.E.I. et apparemment dans tous les pays hautement développés) ne donnent pas aux citoyens les connaissances et aptitudes nécessaires à une orientation auto dépendante sûre dans la société, et qui rejetterait les formes de régulation expéditive de l’existence.

Les enseignements secondaire et universitaire ne créent pas les aptitudes universelles et fondamentales de pensée critique saine que l’on pourrait comparer aux résultats obtenus par la lecture et l’écriture. En réalité, la pensée saine n’est rien d’autre que la clé permettant de comprendre nos vies. La véritable réflexion, techniquement et par essence, est un domaine professionnel restreint et spécialisé, alors que les données scientifiques concernant les caractéristiques réellement applicables et pratiques de l’esprit humain ne sont enseignées qu’à certains étudiants universitaires. Par exemple, les étudiants russes suivent un cours trimestriel de logique (les lycéens n’en n’ont pas, et il est paradoxal que la logique aie été une matière obligatoire à l’école du temps de Staline), tandis que la sécurité socio psychologique est complètement absente, même dans les cursus des futurs psychologues. Je donne d’ailleurs un cours intitulé « Influence et violence psychologique » à l’université de Nizhni Novgorod qui n’a été mis instauré à ma propre initiative.

A cet égard, il est extrêmement significatif que dans le pays qui prétend être un exemple de démocratie, je veux parler des Etats-Unis, des professionnels et des citoyens consciencieux se sont aperçus de la déficience de la pensée saine. Depuis, un mouvement très puissant et efficace en faveur de la pensée saine s’est développé. A ma connaissance, un mouvement similaire est aujourd’hui actif en Europe occidentale.

Malheureusement, la plupart des approches courantes d’enseignement de la pensée critique privilégient une conception logique intellectuelle, tandis que des connaissances socio psychologiques extrêmement importantes sur l’être humain (il s’agit tout d’abord et surtout des caractéristiques relatives à l’imperfection cognitive et à la puissance et aux mécanismes de tromperie et de manipulation extra logiques, c’est-à-dire sociaux émotionnels et existentiels) sont ignorées. Plusieurs branches de la psychologie sociale s’intéressent à ces connaissances et sont enseignées sous le nom de « psychologie de l’influence » ou « influence sociale » dans les universités américaines.

Je pense que la fusion entre les approches logico intellectuelle et socio psychologique va de soi dans ce cas car elle fournit un ensemble réellement exhaustif de connaissances et d’aptitudes qui assureraient une pensée saine et une orientation saine dans le monde moderne, protégeant ainsi les individus contre les abus psychologiques manipulatoires. Je travaille actuellement à la conception d’un cours synthétique interdisciplinaire destiné aux étudiants russes. Je travaille en collaboration avec des collègues ukrainiens (avec la Société de Protection de la Famille et de la Société que je représente ici en tant que consultant) au développement d’un programme similaire destiné aux spécialistes de l’éducation et aux futurs professeurs. Nous avons également l’intention d’écrire et de publier une série d’ouvrages qui permettront d’informer le grand public sur ces questions.

L’idée d’une éducation intellectuelle et psychologique est depuis toujours utilisée dans l’aide apportée aux victimes des cultes destructeurs, comme dans la pratique controversée de « déprogrammation » forcée, ou d’aide à la sortie volontaire (ou counselling sur la manipulation de l’esprit), c’est-à-dire, plus ou moins, les techniques utilisées aux Etats-Unis. Quant à moi, je prône une application plus cohérente et plus profonde de cette idée, de manière à unir le potentiel du mouvement en faveur de la pensée critique aux dernières avancées de la psychologie sociale. L’expérience démontre que les informations négatives détaillées sur les cultes destructeurs ne permettent pas de résoudre le problème, et ne sont pas du tout efficaces. De plus, une réhabilitation totale et durable des victimes des cultes destructeurs n’est possible que dans le cas de la formation d’une pensée critique et d’une image de soi réaliste chez ces personnes. Seule l’approche que je viens de définir permet d’obtenir de tels résultats.

Mon expérience en « counselling » auprès des victimes des sectes me permet d’affirmer que si le patient est suffisamment motivé pour un travail de groupe et des sessions longues et intensives alors, les conditions nécessaires sont réunies pour l’obtention de résultats efficaces au moyen d’une telle éducation cognitive psychologique. Les idées principales énoncées dans ce rapport sont par essence les mêmes connaissances que celles que j’essaie d’apporter à mes patients, en discutant avec eux des différents points.

Pour revenir à la question de l’influence indirecte de la pensée saine sur la santé physique et le traitement des addictions, je souhaite rapporter un fait intéressant. J’ai découvert en coopérant avec les organisations sociales russes qui promeuvent un mode de vie sain et aident les gens à arrêter de fumer et de boire, que des thérapies similaires de lutte contre l’addiction ont été développées dans les années 1980 aux Etats-Unis et en Russie. Je veux parler de la déprogrammation et de la méthode de Gennady Schichko pour le traitement de l’addiction à l’alcool et à la nicotine. Il faudrait des heures pour énumérer les similitudes et les points communs entre ces deux méthodes, mais ce qui est réellement étrange, c’est le fait que ces deux méthodes reposent toutes deux sur le développement de la pensée critique. Le seul inconvénient partagé par ces méthodes est l’orientation de la pensée critique vers une sphère ou un problème relativement réduit.

Pour conclure, je voudrais résumer les réflexions que j’ai souhaité vous communiquer.

Les cultes destructeurs ne constituent pas un problème isolé qui devrait être résolu en recourant à des mesures isolées. Ils sont, tout comme n’importe quel phénomène destructeur, les indicateurs de problèmes de société bien plus importants. C’est pourquoi il est nécessaire de les formuler et de les résoudre avec le plus grand soin et la plus grande attention. Ils peuvent être qualifiés de « maladies de croissance » lorsque des disproportions peuvent être observées entre différents sous-systèmes de systèmes complexes comme la société et la personnalité. Un individu rencontre des problèmes du fait qu’il ne possède pas une expérience suffisante, et donc ne dispose pas des aptitudes fiables et éprouvées permettant de les résoudre. Il n’a pas non plus formé de manière spontanée, ni construit consciemment, les mécanismes culturels permettant de les maîtriser et de les gérer de manière efficace.

Les trois principes majeurs décrits dans ce rapport nous permettent de détecter la situation ainsi que les facteurs cognitifs systématiques qui agissent en faveur des sectes. Ils permettent également de voir les directions correspondantes prises par les professionnels et la société pour résoudre ce problème. Au niveau des sectes, il y a une déficience des capacités cognitives nécessaires : la vulnérabilité cognitive de base et l’instabilité des systèmes sociaux et psychologiques individuels. Pour garantir la santé de l’individu et de la société, il est nécessaire de mettre fin à la déficience de la culture intellectuelle raisonnable de la société, de diminuer la vulnérabilité des individus et d’acculer les cultes à leur point faible : leur incapacité à répondre de quelque sorte que ce soit à la véritable pensée critique raisonnable.

Les dernières avancées dans le domaine de la psychologie sociale et dans l’enseignement des aptitudes à la pensée critique nous permettent d’organiser une protection préventive très efficace contre l’influence des groupes manipulatoires criminels et d’aider leurs victimes.

Les principes et les aptitudes à la pensée critique ainsi que les connaissances psychologiques sociales adéquates concernant les véritables caractéristiques d’un individu et l’interaction sociale ont un tel caractère universel, évident et pragmatique qu’elles peuvent constituer des bases solides suffisantes pour maîtriser et gérer toutes les distorsions subjectives et les barrières idéologiques trompeuses.

Marseille, les 27/28 Mars 2004