Dutilleul FR

Intervention Philippe Dutilleul (Belgique)

 

Journaliste RTBF (Radio Télévision Belge Francophone), Réalisateur du film  d’investigation « Mort biologique sur ordonnance téléphonique » avec Nathalie De Reuck

 

Les charlatans de la santé, les faussaires du psychisme, les « thérapeutes » déviants autoproclamés, constituent autant de défis que doit relever la société moderne de par le monde. En Europe et sur les autres continents.

 

Il s’agit de véritables prédateurs qui exercent, très souvent impunément, leur art consommé de la manipulation des esprits contre rémunérations conséquentes, au prix d’une véritable escroquerie intellectuelle (voire d’un lavage de cerveau), en divisant la cellule familiale, en soumettant totalement leurs « patients » à leurs théories ésotériques, à leurs pratiques  sectaires. Si vous ne pensez pas comme eux, vous êtes « condamnés », vous n’en sortirez pas !

 

Je situerai mon propos du point de vue du journaliste documentariste (d’investigation) et du réalisateur que je suis à la RTBF (Radio Télévision publique belge francophone). En d’autres termes, le défi est le suivant : comment faire prendre conscience à la masse des téléspectateurs-citoyens du danger que ces escrocs – qui agissent souvent en réseau – représentent ?

 

Car nous pouvons tous, à un moment donné de notre vie, être fragilisés par un échec professionnel, familial, affectif, par un problème de santé, avec des répercussions plus ou moins sérieuses sur notre équilibre psychologue et mental. Par conséquent, nous devenons des cibles potentielles pour ces habiles prédateurs qui savent en plus fort bien adapter leurs discours tentaculaires aux modes du moment. C’est évidemment le cas avec certaines médecines dites douces, parallèles ou alternatives fort en vogue face à la médecine classique accusée (par les charlatans) de tous les maux.

 

Les médias en général, la télévision en particulier parce qu’elle touche le plus de monde à la fois, ont un rôle important à jouer dans la dénonciation des déviances sectaires en général, celles ayant trait à la santé des individus, en particulier.  Nous devons faire de la pédagogie, de la sensibilisation, bref faire œuvre utile en dénonçant d’une façon énergique et efficace ces individus potentiellement dangereux. Ce qui suppose que l’on soit soi-même conscient du problème, du danger et prêt à le dénoncer.

 

Pour m’en tenir à la télévision, média où je travaille, on peut symboliquement mettre en scène une situation exemplaire à travers un scénario de fiction – un téléfilm  par exemple – autour de cette thématique pour sensibiliser les gens. Mais au risque qu’une fiction – même bien faite – apparaisse (assez) éloignée de la réalité. L’objectif de dénonciation et d’éveil de l’esprit critique du téléspectateur risque donc d’être en partie raté.

 

Raison pour laquelle, en ce qui me concerne, j’ai choisi la forme d’un reportage qui soit le plus percutant possible dans un monde télévisuel très concurrentiel (donnée essentielle à prendre en compte aujourd’hui), pas toujours très regardant sur la qualité des productions diffusées pourvu que l’audimat soit au rendez-vous…

 

Raison pour laquelle aussi, j’ai attendu près de deux années avant de trouver le cas  exemplaire (celui de la maman de Nathalie De Reuck que celle-ci vous exposera dans le détail) après qu’un ami très conscientisé, victime lui-même dans son entourage de ces thérapeutes déviants, m’ait sensibilisé au problème.

 

Trois conditions me paraissent nécessaires pour bâtir un tel film qui dénonce le phénomène sectaire et sensibilise un large public.

 

1)      Une (des) source(s) d’information fiable, avec qui (lesquelles) s’installe un climat de confiance réciproque. C’est la condition préalable et sans doute la plus difficile à obtenir pour un journaliste. J’insiste particulièrement sur ce point devant cet auditoire. Sans informations de terrain originales, inédites, sans documentations rigoureuses, sans témoins prêts à parler, il ne peut y avoir de reportages ou de films documentaires dénonçant ces phénomènes sectaires. J’ai eu la chance de rencontrer des personnes bien informées et concernées qui ont collaboré sans arrière-pensées et sans contre partie à mon travail et mis à ma disposition des informations intéressantes.

2)     Un exemple, un cas, qui frappe les esprits, de par sa force, de par son contenu – qui provoque la discussion et la réflexion, de par son exemplarité – chacun se sent concerné et comprend les enjeux. Dans l’exemple choisi, je disposai du matériel humain et audio/visuel (archives sonores, photos, films d‘amateur) qui permettait de s’attacher aux personnages et de raconter une histoire très réaliste (que Nathalie De Reuck, la fille de la victime, développera avec ses conséquences), éveillant émotion et questionnements.

3)     la collaboration totale, soit de la victime (si elle est encore vivante et disposée à témoigner), soit de son entourage (si la victime est décédée) dans le projet de reportage ou de film documentaire. Cela a été le cas avec Nathalie De Reuck pour le film que nous avons réalisé ensemble sur sa maman décédée trois mois avant le début des tournages (titre du film : « mort biologique sur ordonnance téléphonique »).

4)

A mon humble avis, pour renforcer l’impact d’une telle production, il ne faut pas qu’à son tour le journaliste/réalisateur joue les donneurs de leçons, les moralisateurs, explique comment il faut penser. C’est l’histoire même, racontée, montrée dans son contenu, qui doit convaincre les téléspectateurs et leur faire prendre conscience du danger sectaire. Pas un discours idéologique mais des exemples concrets qui engendrent la réflexion, la discussion et un réflexe de défense devant une situation de ce type le jour où l’on  y est confronté. En tous les cas, ce fut ma démarche dans ce film.

 

Outre les trois conditions que j’ai énoncées tout à l’heure, d’autres obstacles se dressent sur la route du journaliste de TV, moins de celui de presse écrite ou de radio, pour réaliser un reportage sur cette thématique. Il faut des images ! La force et la véracité de celles-ci sont déterminantes. Bien souvent, on doit avoir recours, soit à la caméra cachée (car le milieu des thérapeutes/praticiens sectaires ne voit généralement pas d’un bon œil l’arrivée d’une équipe de TV pour filmer leurs séances collectives/individuelles de formation/manipulation), soit à l’anonymat des personnes interviewées pour des raisons de sécurité ou parce qu’elles le demandent pour des motifs personnels. Sinon, on n’obtient rien et il n’y a pas de film!

 

Ces deux contraintes sont courantes dans ce genre de milieux et d’enquêtes. Il faut donc s’entourer d’un maximum de garanties juridiques pour la diffusion du reportage car la moindre faille est exploitée par ces prédateurs/manipulateurs pour obtenir devant les tribunaux réparation d’un dommage subi par eux et/ou l’interdiction de sa diffusion. Le droit à l’image est de plus en plus restrictif et la jurisprudence en cette matière est très variable. Dans tous les cas, la circonspection s’impose et le recours à l’avis de juristes compétents est souhaité.

Dans le film qui nous occupe, les enregistrements sonores réalisés par la victime (la maman de Nathalie De Reuck) avec ses thérapeutes (à leur insu), s’ils ne constituent pas une preuve juridique en soi, n’en demeurent pas moi un élément important de crédibilité qui joue en faveur de la victime au détriment de son gourou/thérapeute, réduisant la possibilité de recours devant les tribunaux.

 

Quand le produit audio-visuel est terminé, prêt à être diffusé, la partie est encore loin d’être gagnée pour le journaliste/réalisateur car il doit persuader les directeurs de la chaîne de passer ce film dans de bonnes conditions de diffusion (jour, heure, rotation) afin qu’il soit vu par un maximum de téléspectateurs. N’oublions pas que la concurrence est féroce entre les chaînes de télévision publiques et privées. Ce genre de film, même si son contenu est fort et intéressant, ne sera pas nécessairement programmé à une grande heure d’écoute ou acheté par d’autres télés.

 

J’ajoute que, directement ou indirectement, au travers certaines émissions populaires ou plus ciblées en radio et en TV, d’une façon très habile, certaines théories pseudo-scientifiques et sectaires ont droit de cité et sont vantées soit par des animateurs peu regardants, soit par des thérapeutes eux-mêmes agissant en toute impunité et liberté.  Sur Internet, c’est pire encore,  endroit privilégié et très prisé pour ces charlatans de déverser leurs fausses théories.  Mais en même temps une source d’informations pour nous !

 

C’est la raison pour laquelle, quand on dispose d’un dossier fouillé et d’une série d’autres informations bonnes à être divulguées, il ne faut pas hésiter – même si cela demande beaucoup de travail – à compléter le film par un livre ou une série d’articles dans la presse écrite. Ce qui a été fait dans le cas présent avec la sortie d’un livre intitulé « On a tué ma mère !» aux Editions Buchet-Chastel, qui reprend les éléments présents dans le film mais va beaucoup plus loin dans la dénonciation de ces thérapeutes/charlatans, dans l’histoire elle-même, dans les informations divulguées, tout en restant accessible à un large public.

 

En résumé, je dirai que cette enquête (qui n’est pas terminée puisqu’on pense avec Nathalie faire un autre reportage sur ce thème) a pris beaucoup de temps et d’énergie mais le jeu en vaut la chandelle. Cependant, aucune cause, aussi juste soit-elle, n’est gagnée d’avance. Surtout celle-ci. Car vous ne pourrez jamais empêcher quelqu’un d’aller consulter ce genre de thérapeutes et de se faire embrigader (chacun est libre de se faire soigner comme il veut) surtout si, en plus, il règne une impunité judiciaire dans les cas graves. Le cas développé dans le film et le livre est également exemplaire de ce point de vue puisque la fille de la victime (Nathalie De Reuck) a décidé courageusement de déposer plainte (peu le font par manque de preuves généralement, d’argent ou de soutien) devant le Parquet de Bruxelles. Espérons que les policiers et les juges fassent correctement leur travail….

 

Janvier 2010.

Tournai. Belgique