«La Nuit de la philosophie», un festival qui provoque le malaise – Par Emmanuel Borloz, 24 heures, ABO+ 18/11/2019
Esotérisme L’organisateur de l’événement est dans le collimateur des mouvements anti-sectes et traîne une réputation sulfureuse.
Lausanne s’apprête à accueillir une première romande. Jeudi prochain, dans le sillage de la Journée mondiale de la philosophie décrétée par l’Unesco, la capitale vaudoise vivra la première Nuit de la philosophie organisée de ce côté de la Sarine, Zurich tenant la sienne depuis trois ans.
Soucieux de faire sortir la philosophie des amphithéâtres académiques, l’événement ambitionne de faire découvrir l’amour de la sagesse au grand public au travers de spectacles de danse et de théâtre, de concerts, de conférences ou encore de promenades aux quatre coins de la ville. Socrate, connu pour n’avoir jamais écrit une ligne et qui dispensait gratuitement son savoir dans les rues d’Athènes, aurait probablement apprécié le concept. Mais l’événement fait aussi grincer quelques dents et ne va pas sans susciter un certain malaise. En cause: Nouvelle Acropole, le mouvement qui organise le festival. Fondée dans les années 1950 par Jorge Livraga, écrivain et philosophe argentin, Nouvelle Acropole est un mouvement ésotérique international présent dans plus de 50 pays. Il se définit comme «une école qui propose plusieurs niveaux d’enseignement de la philosophie, à la manière traditionnelle».
Un rapport décrié
En Europe, le mouvement, très critiqué, provoque régulièrement des polémiques. Particulièrement en France, où l’organisation a été soupçonnée de dérive sectaire et d’un positionnement néofasciste proche de l’extrême droite. Épinglé dans un rapport parlementaire des années 1990, aujourd’hui décrié pour sa méthodologie biaisée, le mouvement peine à se départir d’une image sulfureuse et fait encore l’objet d’une étroite surveillance des autorités ( lire ci-contre ). Dénonçant «les élucubrations idéologiques émanant du catéchisme de la Société théosophique», dont s’inspirent les cours donnés par Nouvelle Acropole, le Groupe d’étude des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu (GEMPPI) suggère que l’enseignement du mouvement, qui a lissé son discours public, vise en réalité l’éducation et l’avènement d’un homme nouveau: «l’idéal acropolitain».
En Suisse, le mouvement fait beaucoup moins parler de lui. «Nous n’avons pas reçu de demandes concernant la Nouvelle Acropole depuis des années», concède Danièle Muller-Tulli, présidente de l’Association suisse pour la défense de la famille et de l’individu. Ce qui n’empêche pas la responsable, qui est aussi présidente de la Fédération européenne des centres de recherche et d’information sur le sectarisme, qui rassemble 32 pays, d’avoir une opinion tranchée: «Le contenu idéologique de la philosophie voulue par Livraga ressemble plus aux idéologies d’extrême droite qu’à la philosophie de Platon.»
À Genève, Brigitte Knobel, directrice du Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC), connaît bien le passé controversé de Livraga. Mais elle tient à nuancer le propos, arguant que plusieurs chercheurs en ésotérisme qui font autorité estiment que les reproches faits au fondateur dans les années 1990 n’étaient pas fondés. En Suisse, poursuit Brigitte Knobel, le CIC ne croule pas sous les questions sur Nouvelle Acropole. «Nous en entendons très peu parler et n’avons jamais reçu de plainte. Nous ne pouvons cependant pas exclure qu’il n’y ait jamais eu de problèmes. Des problèmes institutionnels, il peut y en avoir dans toute association, qu’elle soit spirituelle, religieuse, politique ou sportive.»
«Fake news» et rumeurs»
Retour au festival lausannois. Sentant l’odeur du soufre, le Groupe vaudois de philosophie, approché par les organisateurs, n’a pas souhaité se joindre à l’événement. «Nous aimons décloisonner la philosophie, mais la réputation de Nouvelle Acropole nous déplaît. Les intentions de l’événement sont peu claires et nous laissent perplexes. C’est donc par méfiance que nous avons décliné», confirme David André, président du groupe. Loin de ces considérations, Jean-François Buisson, président de Nouvelle Acropole Suisse, préfère parler de l’événement à venir. «Les éditions zurichoises ont connu de belles affluences, ce qui nous a poussés à vouloir tenir une Nuit de la philosophie en Suisse romande. L’événement s’adresse à tous ceux qui désirent mieux comprendre le monde et mieux se connaître. Nous proposons un regard critique sur le monde et sur les événements qui le composent.»
Et quid des soupçons de dérive sectaire? «Ce ne sont que des fake news et des rumeurs. Nous avons eu des problèmes en France, qui sont le résultat d’une ignorance importante. Nous nous intéressons à l’éclectisme et aux valeurs universelles, c’est tout sauf sectaire! Je suis très à l’aise avec tout ça, mais j’en ai un peu soupé de ces histoires. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on fait: lutter pour la paix», poursuit Jean-François Buisson, qui tout au plus accepte le terme d’ésotérisme, «au sens de comprendre ce qui se cache derrière les apparences».
Reste les soutiens de la manifestation. Que pensent-ils du mouvement derrière la Nuit de la philosophie? Un brin embarrassée, Anne Niederoest, directrice de la communication de Payot Libraire, confesse que nous lui apprenons la chose. «Nous faisons toujours des recherches sur nos nouveaux partenariats à la première prise de contact, celle qui nous permet de décider si nous donnons suite à une proposition. Dans nos souvenirs, il n’était pas mentionné Nouvelle Acropole, mais uniquement Nuit de la philosophie.»
Du côté du Pour-cent culturel Migros, on indique soutenir le projet, qui a su convaincre, plus que l’organisation qu’il y a derrière.
Encadré :
«Emprise et ruptures familiales»
À Paris, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) est «très attentive» aux activités du mouvement. Sa secrétaire générale, Anne Josso, précise que l’organisation de la Nouvelle Acropole est fortement hiérarchisée. Quant à sa démarche ésotérique, elle est le syncrétisme de diverses traditions religieuses.
Dans certains textes, elle évoque la croyance en la transmigration des âmes ainsi qu’en la possibilité d’établir des contacts médiumniques avec les «Maîtres», les guides de l’humanité.
Nouvelle Acropole développe également une théorie selon laquelle des races se sont succédé dans l’histoire, poursuit Anne Josso, qui pointe aussi du doigt toutes les activités que propose le mouvement.
«L’attention portée aux nouveaux venus est souvent suivie d’une demande pressante d’engagement à suivre de nouvelles conférences puis à s’impliquer dans la vie du groupe, en même temps qu’à changer de comportement en forçant sa nature et à se modifier.
Si la Nouvelle Acropole met aujourd’hui en avant un message de tolérance et d’ouverture, la Miviludes a reçu encore récemment des interrogations liées au prosélytisme dont fait preuve le mouvement envers la communauté scolaire et estudiantine et des témoignages inquiétants qui font état d’une emprise importante, accompagnée de ruptures familiales et d’un désengagement professionnel.
Ces éléments incitent à la vigilance.»
Créé: 18.11.2019, 13h46