Les dérives sectaires, quelle politique? – Dimanche Express

DIMANCHE

EXPRESS

NUMÉRO 14 – 1 €

Hebdomadaire du 9 avril 2006

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OPINIONS p. 2

  • Quelle politique mettre en place face aux dérives

sectaires ? Rencontre avec le professeur

Louis-Léon Christians

 

 

LES DÉRIVES SECTAIRES

Quelle politique ?

 

A demande de la Politique scientifique fédérale, dans le cadre du programme “Problèmes actuels concernant

la cohésion sociale”, les professeurs Vassilis Saroglou et Louis- Léon Christians, de l’UCL, ont mené une étude (Academia Press, 2005) sur les mouvements religieux contestés. Ils ont mis en relation la psychologie, le droit et les politiques de précaution.

Questions à Louis-Léon Christians, juriste.

 

Peut-on renoncer à ses droits?

On le fait sans cesse. Tout choix est un engagement qui nous prive de certaines choses. Si j’expérimente ceci, je renonce à cela. La loi intervient souvent pour assurer que ces renonciations ne se fassent pas à n’importe quelle condition et en tout cas qu’elles ne puissent jamais conduire à se soumettre de façon absolue à un tiers. Dans la vie religieuse (au sens large), le renoncement est érigé en idéal, et est protégé à ce titre par les droits de l’homme. Mais ce que l’.État ne peut admettre, c’est un renoncement qui déboucherait sur des formes nouvelles d’esclavage ou d’emprise. Il y a donc un continuum: le renoncement peut être accepté comme valeur pour autant qu’il ne soit pas obtenu ou maintenu par le biais d’abus.

 

Aujourd’hui, peut-on encore parler de sectes?

On a renoncé à ce vocable trop marqué par des a priori. Il vaut mieux parler de dérives sectaires, et aucun groupe n’est à l’abri. Dans le domaine religieux, on peut constater l’existence de groupes intenses et contestés. Certains vont au-delà d’une vie religieuse intense. Leurs membres ont en général besoin d’une connaissance claire et précise qui donne des repères sûrs. Ils ont souvent été marqués par des événements négatifs de leur vie passée. Les groupes auxquels ils adhèrent sont “holistes” – ils englobent toute la vie – et se tiennent en retrait du monde. Dans notre étude, nous avons interrogé 400 personnes qui étaient proches de ce genre de groupes, qui en étaient membres ou qui en étaient sortis.

 

Quelle est la position de la Cour européenne des droits de l’Homme?

Elle est double. Il s’agit à la fois de protéger contre les abus qui menaceraient la liberté des individus et mettraient en péril les droits fondamentaux; il s’agit aussi de lutter contre l’intolérance en matière religieuse. Contre les sectes, on utilise volontiers le mot de “manipulation”, mais il y a en a dans tous les domaines de la vie. L’éducation est une forme de “manipulation”. Le tout est de voir quand celle-ci devient illégitime, comme, par exemple, dans l’abus de position de faiblesse.

 

Ici encore, il y a un continuum: la manipulation peut insensiblement devenir perverse. Mais l’Europe est aussi soucieuse de préserver la liberté religieuse. L’Autriche et la France, par exemple, ont pu être condamnées pour le retrait de la garde de son enfant à une mère sur la seule base d’imputations théoriques liées à son appartenance à un groupe donné.

 

Vous parlez du principe de précaution…

C’est également un principe que l’on retrouve dans d’autres domaines. Pensez aux O.G.M. Il s’agit de répondre à l’incertitude: “Je ne sais pas à l’avance s’il y a un risque.” Les mécanismes de précaution commencent par l’information. Cette étape a été menée à bien en Belgique par le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles. Il s’agit de susciter une réflexion documentée, et non la simple gestion d’une liste de mouvements (technique désormais prohibée par la loi). Il faut aussi, deuxième élément, encourager des dispositifs de cohésion sociale. Ainsi, les techniques de médiation permettent aujourd’hui tant au groupe qu’à la personne concernée de prendre conscience, de changer, d’évoluer. Dans les domaines d’incertitude, il faut responsabiliser l’ensemble des intéressés. Ce genre de démarche ne correspond évidemment pas toujours au profil des personnes en danger ni à celui des dérives les plus radicales. Des améliorations du droit pénal commun sont alors à penser. Concluons en disant que la question des sectes est un test pour la démocratie: par delà les polémiques, lutter contre les pratiques abusives est une exigence de dignité humaine qu’un programme de cohésion sociale doit soutenir sans confondre étrangeté et dangerosité.

 

Recueilli par Charles DELHEZ