Pierre Le COZ

FRANCE

Pierre Le COZ

– Professeur agrégé de philosophie
– Membre du Comité consultatif national pour les Sciences de la Vie et de la Santé
– Chargé de cours à la faculté de Médecine de Marseille, département Ethique médicale

L’évolution du concept de santé et les Nouveaux Mouvements Religieux

Introduction

Un mouvement sectaire ne surgit pas dans un domaine d’activité professionnelle comme un éclair dans un ciel bleu. Il ne peut pas contaminer les rouages d’une institution sociale qui lui serait radicalement hétérogène. Les croyances parallèles en la métempsychose, aux karmas, aux énergies occultes ou aux démons, par exemple, resteront sans doute pour longtemps encore étrangères à la communauté des scientifiques et à celles des philosophes : la porte de ces institutions leur est fermée à double tour. Pour s’implanter subrepticement dans le domaine de la santé, il a bien fallu, bon gré mal gré, que les sectes thérapeutiques y trouvent un terrain meuble, une atmosphère propice à leur enracinement dans les espaces du soin. Il a fallu que la porte soit au moins légèrement entrebâillée.

Parmi les multiples paramètres susceptibles de concourir à l’infiltration de nébuleuses pseudo-thérapeutiques dans l’univers médical, on songe spontanément (et non sans raison) à la souffrance psychologique des soignants. Les professionnels de santé se trouvent, sans conteste, dans un état de vulnérabilité dû aux conditions éprouvantes d’un métier qui les met sans cesse en contact avec un univers de perceptions violentes : des patients qui gémissent, d’autres qui décèdent, des familles qui pleurent, sans parler des dissensions intestines qui agitent les services (conflit entre le chef de service et ses subordonnés, etc.). La fatigue compassionnelle, le ‘‘vampirisme affectif’’, la contagion des émotions comptent parmi les facteurs les plus propices à la réceptivité des personnels soignants aux aides psycho mystiques et offres d’alternatives thérapeutiques qui leur proposent un éventail de nouveaux pouvoirs pour mieux faire face à leurs responsabilités. Rien de ce qui se présente comme moyen d’apaiser les souffrances professionnelles (le « burn out ») ne peut laisser indifférent.

Toutefois cette explication psychologique n’explique pas le caractère tardif de cet engouffrement auréolé de succès des Nouveaux Mouvements Religieux dans le monde de la santé. Pourquoi la phraséologie psychothérapeutique s’est-elle propagée surtout au cours de ces dernières décennies ? Pourquoi a-t-il fallu attendre l’époque contemporaine pour que la santé devienne le cheval de Troie des sectes ?

L’hypothèse de la présente contribution au débat est qu’il existe- indépendamment du facteur psychologique de la souffrance des soignants – un paramètre culturel qui a rendu possible la perméabilité des milieux de soins à la psychothérapie idéologique : la montée en puissance du psychologisme. On entend par ‘‘psychologisme’’, la tendance répandue dans toutes les couches de la population à interpréter les maladies par des facteurs psychologiques. Nous sommes entrés dans une phase nouvelle de l’histoire de la Modernité, une Modernité psychologique que les sociologues appellent tantôt la « post-modernité », tantôt « l’ultra modernité ». La tendance à la psychologisation des pathologies trouve son pendant dans le recours croissant des nouvelles techniques médicales au nom de motifs psychothérapeutiques (choix du sexe de l’enfant, transfert d’embryon permettant à une femme d’éprouver le plaisir de porter son orphelin, aide à la procréation pour femmes ménopausées, etc.). L’idée de santé ne se réduit plus à sa dimension organique. Elle qualifie, selon la formule consacrée, « une âme saine dans un corps sain ». Bien soigner les esprits, les remettre en harmonie avec eux-mêmes et avec le cosmos, serait le plus sûr moyen de dissiper les maladies. Cette thèse de plus en plus à la mode change l’idée traditionnelle de la santé conçue comme « silence des organes » (Leriche). Les sectes thérapeutiques profitent de cette inflation psychologiste de l’idée de « santé » qui conduit un nombre toujours croissant de nos contemporains à penser que l’état de l’esprit détermine celui du corps, qu’un cancer, par exemple, est le fruit d’un choc psychologique.

La réceptivité d’une partie des personnels de soin aux croyances parallèles et aux sectes s’éclaire à la lumière de cette psychologisation généralisée des problèmes de santé.

1. De la médecine hippocratique à la médecine moderne

Un excès de proximité avec la réalité présente nous empêche parfois d’en appréhender les contours et de dégager l’essentiel de l’accessoire lorsqu’il s’agit d’analyser les phénomènes qui se déroulent sous nos yeux. Le plus sûr moyen de nous prémunir contre le risque de cécité occasionné par ce tête-à-tête étroit avec l’actualité est de prendre le recul de quelques siècles. Dans le cas présent, il va s’agir de resituer la nébuleuse psychothérapeutique dans une perspective historique plus large.

C’est à l’aube de la Modernité naissante, à partir du XVII° siècle, que le soin des maux de l’âme, le bonheur et l’amélioration de la condition humaine en général, vont devenir des préoccupations majeures dans la littérature philosophique. Ces objectifs d’un genre nouveau sonnent le glas de la tradition scolastique et du dogme judéo-chrétien du salut par les secours de la foi.

Thématiques récurrentes dans la rhétorique sectaire contemporaine, le dépassement de la finitude, la réalisation de tous les possibles, le bonheur ici et maintenant, n’ont nullement été inventées par des esprits illuminés : ce sont les instigateurs de la Modernité rationaliste et laïque qui les ont promues. Pour donner une illustration concrète de la foi dans les pouvoirs sans limites de la raison humaine qui animait leur esprit de conquête et d’aventure, arrêtons nous un instant sur un auteur emblématique de cette révolution philosophique : Francis Bacon (1561-1626).

C’est à ce chancelier londonien que l’on doit la première réflexion sur la nature et les enjeux de la science moderne telle qu’elle commençait à voir le jour en Europe, au XVII° siècle. A la fin de l’une de ses œuvres maîtresses – laquelle est en même temps une utopie – intitulée La nouvelle Atlandide, Francis Bacon répertorie les désirs humains que la médecine du futur sera en mesure de combler : « Prolonger la vie. Rendre, à quelque degré la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées incurables. (…) Transformer la stature. Transformer les traits. Augmenter et élever le cérébral. Métamorphoser un corps dans un autre. Fabriquer des espèces nouvelles. Transplanter une espèce dans une autre. (…) Rendre les esprits joyeux et les mettre dans une bonne disposition. » Ces lignes montrent en Bacon le précurseur de ce que l’on appellera quatre siècles plus tard les biotechnologies c’est-à-dire les techniques de maîtrise et de manipulation du vivant, de modification de l’infrastructure génétique des organismes. Rien ne semble avoir échappé à son âme de visionnaire : OGM, greffe d’organes, transgénisme, clonage…

Dans cet inventaire des prouesses de la médecine scientifique du futur, on remarque qu’il n’est pas uniquement question de conserver la santé. Les potentialités d’intervention sur l’homme que Bacon espère tirer des connaissances nouvelles sur le fonctionnement de l’organisme humain vont bien au-delà de cet objectif (négatif) de préservation de la santé. A vrai dire, dès la première moitié du XVII° siècle, les premiers succès de la science moderne ont immédiatement fait germer, dans l’esprit de leurs précurseurs, l’idée d’une médecine révolutionnaire qui pourrait non seulement servir à la conservation de la santé mais également à débarrasser l’homme de ses frustrationsancestrales et assurer les conditions psychologiques de son bien-être. La médecine reçoit une vocation inédite : « rendre les esprits joyeux ».

Dans ce nouvel horizon de compréhension de la médecine, il s’agit rien moins que de changer la condition humaine : « Le but de notre institution, peut-on lire encore dans la Nouvelle Atlantide, est l’expansion de l’empire humain jusqu’à ce que nous réalisions tout ce qui est possible (…) ». Le savoir scientifique et ses matérialisations apparaissent ainsi comme les vecteurs privilégiés d’un changement de regard de l’homme sur l’homme. L’image dominante (judéo-chrétienne) que l’homme se faisait de lui-même était celle d’une créature déchue, souillée par le péché originel et vouée à ne connaître du bonheur que sa trace, en attendant une éventuelle béatitude supraterrestre. Avec la Modernité rationaliste, un nouveau paysage culturel se dessine : l’homme cesse d’être un être qui porte le mal en lui, il n’est plus « un loup pour l’homme » (Hobbes). Grâce à la science et ses prolongements techniques, et tout particulièrement la médecine, l’homme est appelé à devenir un dieu pour l’homme.

Cet imaginaire grandiose qui résume à grands traits l’esprit de la modernité, on trouvera sa formulation philosophique la plus explicite chez Descartes : « Nous devons nous rendre comme maître et possesseur de la nature ». Pourquoi tendre vers une telle maîtrise ? Parce que la nature est l’ennemi du bonheur terrestre. Elle assujettit les hommes à sa nécessité aveugle, à ses lois implacables. Elle impose aux uns la venue d’un enfant qu’ils ne désiraient pas, aux autres celle d’un enfant malformé, à d’autres encore la stérilité. Juguler les forces de la nature pour échapper à l’arbitraire de son joug, telle fut la philosophie conquérante des Modernes.

Comprendre scientifiquement les lois de la nature c’est se donner les moyens de vaincre ce qui fait entrave à l’assouvissement de son désir d’« avoir l’esprit joyeux et d’être dans de bonnes dispositions », pour reprendre l’expression de Bacon.

Dans la préface de son Discours de la Méthode, Descartes avertit qu’il n’a fait que « jeter les semences » de cette science salvatrice. Pour en récolter les fruits, il faudra attendre plusieurs siècles. En tant qu’elle sera la fille de cette science nouvelle, la médecine de demain sera au service d’une plénitude corporelle et psychologique qui élargira son objectif au-delà de la simple conservation de la santé. Il ne s’agira plus exclusivement pour elle, comme c’était le cas dans la tradition d’Hippocrate, de corriger des maux organiques mais de favoriser un bien-être inconnu auparavant. La foi illimitée dans les pouvoirs de la raison s’est doublée d’une représentation nouvelle de la condition humaine où la durée de vie pourra s’allonger, où vieillir ne serait plus synonyme de souffrir, où l’on pourra chasser à volonté l’humeur maussade et la mélancolie au moyen de nouvelles pilules agissant sur le cerveau à titre d’euphorisant. Telles ont été les prémisses de cette dilatation du concept de santé, son extension de la sphère organique au registre psychologique. Ce rêve qui est devenu en partie réalité aujourd’hui, annonça la fin de l’âge du christianisme. Pascal le pressentit qui déclara Descartes « inutile et incertain »…

2. La définition de l’OMS et son apologie par les tenants du Nouvel âge

La représentation baconienne de la vocation du médecin va parcourir toute l’histoire de la modernité et trouvera sa consécration internationale dans la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), en 1947, c’est-à-dire à l’aune d’une époque où, pour la première fois, la médecine s’arroge les moyens de ses ambitions : « La Chronique de l’Organisation mondiale de la santé (…) espère marquer, sur la route du progrès humain, les étapes qui conduiront à un monde où tous les peuples pourront jouir de la santé qui ne sera plus l’ ‘‘absence de maladie ou d’infirmité’’ mais un état de complet bien-être mental, physique et social ». 1

Cette référence de l’OMS à un état de plénitude ontologique, même si elle n’était en rien dirigée contre la religion, n’en empiétait pas moins sur le domaine du salut qui lui était traditionnellement réservé. N’oublions pas que le latin « salus » signifie « complet ». Jusqu’alors, la médecine avait prioritairement en vue la santé organique. S’agissant de la plénitude ontologique à laquelle l’homme aspire, elle était le domaine réservé de la religion, l’objet d’une espérance en l’au-delà. Or, ce que la religion promettait pour le Royaume des Cieux, la médecine moderne se le donnait pour objectif ici-bas. Marylin Ferguson, la principale théoricienne de la doctrine du Nouvel-Age, ne s’y était pas trompée en décrivant élogieusement cette définition de la santé par l’OMS comme une révolution culturelle, le signe avant-coureur de l’entrée de l’humanité dans ce qu’elle appela un « nouveau  paradigme », une nouvelle manière « holistique » de penser l’homme, un nouveau schéma de compréhension anthropologique qui allait mettre fin à 2000 ans de civilisation chrétienne (Cf. Les enfants du Verseau. Un nouveau paradigme).

La médecine moderne apporte ainsi sa contribution à la sortie de « l’ère du Poisson », elle consacre la fin de l’âge du christianisme, soit la fin du dualisme anthropologique classique qui, en séparant l’âme et le corps, avait dissocié la quête spirituelle du salut du traitement somatique des maladies. Jusqu’à la moitié du siècle dernier, la santé, en tant qu’objet de la médecine, se distinguait clairement du salut proposé par la religion. Le médecin tâchait de rétablir la santé corporelle du malade, lequel, en fonction de la volonté de Dieu, guérissait ou ne guérissait pas (auquel cas le prêtre prenait le relais du médecin à son chevet). Or, progressivement, à partir des années 1950/60, cette frontière entre celui qui aide à rétablir la santé du corps et celui qui prépare au salut de l’âme est devenue moins facilement identifiable. Tandis que la notion de salut des âmes est tombée en désuétude, et que les églises se vident, la psychologie se développe et incline les médecins à tenir davantage compte du psychisme et de la personnalité du patient, à ne pas le résumer à sa maladie. La psychiatrie enregistra ses premiers succès durant la deuxième moitié du XX° siècle, participant au développement d’une médecine qui, conformément au vœu de Bacon, s’engagea à prendre en compte le souci de « rendre les esprits joyeux », à les réinstaller dans d’heureuses dispositions. Une médecine intégrant à ses desseins l’apaisementde la souffrance psychologique des individus commença à voir le jour. On vit même des médecins s’essayer à la psychanalyse.

Il est vrai que les professionnels de la santé seraient fondés à reprocher à la définition de la santé par l’OMS d’être démesurément ambitieuse. Beaucoup de médecins n’ont pas manqué de la manquer de le faire (« je veux bien prendre en compte l’aspect psychologique de la vie du patient mais ne me demandez pas de lui octroyer un état de complet bien-être ! »). Il existe du reste aujourd’hui, une réaction de rejet très vive, au sein du corps médical, résolument hostile à cette psychologisation croissante de l’activité thérapeutique. Pour les tenants d’une médecine rationnelle et scientifique, la médecine doit demeurer une technique de prise en charge des maux du corps. Et si le prêtre n’est plus crédible à ses yeux, le patient doit se rendre au cabinet d’un psychanalyste. Ce n’est pas au médecin que doit revenir la tâche de rétablir l’équilibre psychologique du malade : à chacun son domaine de compétence.

Toutefois, l’expérience contemporaine de la pratique médicale est là pour nous montrer que cette opposition à toute prise en charge « holistique » du malade est loin d’être unanime. La médecine scientifique est aujourd’hui contestée par un deuxième courant de pensée médicale, en vertu duquel les praticiens doivent prendre plus au sérieux les maux d’ordre psychique. Certains, parmi les membres de la communauté soignante, se montrent sensibles à cette approche maximaliste de la santé comme « état de complet bien-être ». Une partie d’entre eux sont désormais convaincus que le médecin ne doit plus réduire le malade à sa maladie, qu’il doit s’intéresser aux ressorts psychologiques des affections. Une minorité va même encore plus loin, considérant que la prise en charge des maux psychologiques doit constituer l’essentiel de l’activité médicale en partant du postulat (à vrai dire très douteux) que les maladies sont souvent d’ordre psychosomatique (« c’est dans votre tête que ça se passe ! » ; « soyez mieux dans votre esprit, et vos douleurs s’en iront ! », « si votre enfant fait tant d’otites, c’est parce qu’il en a assez d’entendre ses parents se disputer ! », etc.) 2

3. La psychologisation contemporaine de la médecine

La définition internationale de la santé comme « état de complet bien-être » a prophétisé une compréhension nouvelle de la ‘‘santé’’ en termes d’ ‘‘épanouissement psychique et corporel’’ qui est devenue une lieu commun en même temps qu’un article de loi. Ce dont témoigne, entre autres, la manière dont a été formulée la loi française de 1975 relative à l’avortement : « toute vie humaine doit être protégée dès sa conception. Cependant, dans certaines conditions de détresse… » une femme est autorisée à interrompre sa grossesse. Cette détresse, notons qu’elle n’a pas besoin de relever du registre psychiatrique pour être prise en charge. S’il est vrai qu’être enceinte n’est pas une maladie, on doit reconnaître que le médecin intervient légalement au nom d’un motif psychologique. A la même époque, se sont développées les techniques du diagnostic prénatal. Par exemple, l’amniocentèse permet de détecter le fœtus atteint d’une trisomie 21. Or, il est clair que l’avortement médical qui est proposé au couple n’a pas pour but d’assurer la santé de l’enfant à naître. Il ne s’agit pas de le soigner mais de l’écarter du chemin de l’existence. Le motif éthique de l’interruption médicale de grossesse est la compassion pour la détresse du couple accablé par l’annonce d’une mauvaise nouvelle concernant l’état du fœtus.

Les raisons éthiques d’être favorable à la dépénalisation de l’interruption de grossesse ne manquent pas : le simple fait qu’elle puisse éviter d’inutiles souffrances suffit à lui apporter une justification solide et convaincante. Mais il en va ainsi depuis toujours : chaque solution apportée à un problème engendre à son tour un nouveau problème. En la circonstance, le problème qui s’est posé à la médecine, à partir du moment où elle s’engageait dans la prise en charge des maux d’ordre psychologique, a été celui de savoir jusqu’où elle devait aller dans cette voie. Où commence et où finit la détresse ? Qui va permettre d’en décider ? La « détresse », est-ce un état dépressif ? A supposer qu’on accepte une telle caractérisation, pourrions-nous nous entendre sur le sens du mot « dépression » ? Il existe des détresses intenses mais ponctuelles, d’autres moins vives mais plus sourdes et plus lancinantes.

A coup sûr, en investissant l’espace psychothérapeutique, la médecine s’est engagée sur un terrain glissant. Il y a quelques années, aux Pays-Bas, une femme a été euthanasiée à sa demande parce que les experts psychiatres avaient diagnostiqué sa dépression comme incurable. Durant la décennie écoulée, nous avons vu aux Etats-Unis et même en Europe (à Birmingham en Angleterre et à Gent en Belgique) des médecins de la reproduction permettre à des parents de choisir le sexe de leur enfant, par recours à des techniques de sélection des spermatozoïdes. Le motif « médical » invoqué est le family balancing, ou « équilibre familial ». On considère que pour l’épanouissement psychoaffectif des membres d’une cellule familiale, il vaut mieux que la descendance des parents ne soit pas trop unisexuée.

Par exemple, il est préférable que dans une famille de quatre enfants, il y ait deux filles et deux garçons. Quant à la femme qui a l’enfant du sexe désiré, elle ne fera pas porter au nouveau venu le poids du dépit qui aurait été le sien, si son sexe avait été contraire à sa préférence.

De même, lorsqu’un couple est doublement stérile, la loi française autorise qu’un embryon resté au fond d’un congélateur, avec l’accord du couple qui ne souhaite pas son implantation, puisse être transféré dans l’utérus de la femme infertile. 3 C’est dire que la médecine reproductive va créer délibérément des enfants génétiquement orphelins. Le premier naîtra en France d’ici quelques mois. Or, pour quel motif une équipe de professionnels de la reproduction permettra-t-elle ce type de naissance assistée, sinon pour permettre à la mère d’avoir ressenti dans son ventre la présence de son enfant orphelin ? Ce qui entre ici en ligne de compte est un élément purement psychologique, à savoir le plaisir de la grossesse.

Ces quelques cas illustrent l’orientation psychothérapeutique de la médecine. Nous sommes bien là dans le droit fil de cette compréhension de la ‘‘santé’’ en termes d’‘‘épanouissement psychique et corporel’’ inaugurée par Bacon et Descartes, et consacrée par la définition de l’OMS.

Conclusion

Nous avons tenté, à travers ce parcours schématique, de montrer comment la médecine moderne a elle-même entrouvert la porte par laquelle s’est imposée la thématique psychologiste d’une réalisation holistique de la personne. La frontière entre santé du corps et santé de l’âme s’est érodée, peu à peu au fil de l’histoire de la Modernité. La confusion des genres à laquelle elle finit par aboutir, le flottement qui s’introduit actuellement dans les esprits entre thérapeutique et psychothérapeutique, profitent aux gourous qui ont aperçu la brèche. Ceux-ci peuvent alors se présenter comme des « médecins » d’un autre genre, capables de guérir avec des méthodes douces et des savoirs traditionnels oubliés.

L’identification de la santé à un état d’équilibre organique  est le centre de gravité de la médecine. Va-t-elle s’en éloigner de plus en plus dans les décennies à venir ? Plusieurs possibilités se dessinent : ou bien les soignants iront chercher auprès de psychothérapeutes des outils ésotériques afin de prendre en compte la dimension « holistique » des patients. Ou bien, ils refuseront de cautionner le mythe d’une santé totale et afficheront sans ambiguïté les limites de leur art.

Cette deuxième solution aurait naturellement le mérite de réaffirmer la différence entre thérapeutique et psychothérapeutique, de confier aux seuls psychologues cliniciens les soins de l’âme, en limitant le versant non technique de la médecine aux seules préoccupations éthiques. Cependant, on ne doit pas perdre de vue que le refus (légitime en soi) de diluer le concept de la santé dans un méli-mélo psychosomatique peut devenir aussi contre-productif que son excès inverse. Le rejet radical de l’aspect psychologique de la relation soignant/soigné a conduit certains médecins rationalistes à se convertir en des mécaniciens du corps. Le patient devient une machine dont la pièce défaillante mobilise l’attention du technicien. Renvoyé de la sorte à la solitude de son désarroi, ce dernier devient une proie facile pour les vendeurs de médecines alternatives auprès desquels il trouvera écoute, présence, suivi personnalisé, tact et chaleur affective. C’est pourquoi on aurait tort de tourner en dérision le caractère absurde des pseudo-thérapies. « Il ne faut ni rire, ni pleurer mais comprendre » recommandait Spinoza.

Contre les deux excès inverses que nous avons exposés, le psychologisation d’un côté, son rejet dans la mécanisation de l’autre, il y a place pour un rationalisme critique, tel que Kant en avait jeté les bases dans sa Critique de la raison pure, dès 1781. Ce penseur allemand nous a légué cette idée toujours précieuse que la raison peut déraisonner, qu’elle peut devenir arrogante et dogmatique. Les idéologies modernes qui ont gravité autour des pouvoirs de la science et de la médecine ont montré que la croyance n’était pas nécessairement du côté des charlatans. Il existe aussi des croyances inconscientes chez ceux qui se font fort de défendre les valeurs de la raison. Quoi de plus subtilement irrationnel que la croyance en la toute puissance de la raison ?

Marseille, 27-28 mars 2004

Notes:
1 Chronique de l’Organisation mondiale de la santé, constitution et structures, Volume 1, 1947, édition OMS, éd New York, ééditorial, p. 2
2 Tandis que quinze ans de consommation quotidienne d’un paquet de cigarettes augmentent le risque de cancer des poumons de 25 fois, le choc traumatique se traduit par une augmentation d’un risque de cancer de 0,2%.
3 Le décret d’application sur l’accueil d’embryon humain, prévu en 1994, a été publié le 2 novembre 1999 ; sur les détails de cette réglementation cf. B. Foliguet « La réglementation de l’accueil d’embryons : législation, contraintes, difficultés et ambiguïtés du don d’embryons en France » in Reproduction humaine et hormones, Volume XIV n°6, éditions ESKA, 2001 p.p. 416- 419.